L'essor vertigineux du trading algorithmique - LeMonde.fr






Qu'est-il donc arrivé le jeudi 6 mai 2010 à la Bourse de New York ? En quelques minutes, l'indice phare Dow Jones a chuté de plus de 9 %. Un vent de panique s'est emparé des marchés et 1 000 milliards de dollars se sont envolés. Si plusieurs causes sont évoquées, l'une d'elles, l'algotrading, est mise en avant. Peu connue, cette technique boursière a pourtant assuré en 2009 70 % du volume des 10 milliards d'échanges quotidiens réalisés sur les différentes places boursières aux Etats-Unis, selon Tabb Group, une société américaine de conseil et de recherche sur la finance.


L'algotrading, contraction de "trading algorithmique" (aussi appelé "high frequency trading", "trading à haute fréquence") ne cesse de gagner en importance. Cette pratique repose sur "des machines capables d'exécuter des ordres à toute vitesse et de tirer ainsi profit des écarts de prix minimes sur les valeurs […]. Ces outils d'un nouveau genre arbitrent, fractionnent, achètent et vendent. Leur dieu est le même que celui du trader à tête d'homme : le temps. A la différence que leur échelle de temps est le millième de seconde et que, en guise de cerveau, ils disposent de formules algorithmiques" (Mathieu Rosemain, Les Echos, 14 avril 2010). Le phénomène est  à relier au "turbo-capitalisme" identifié par le sociologue Paul Virilio dans une interview à Libération (25 mai 2010) devenu, pour certains, emblématique de cette "finance folle" qui a gagné la planète.
Son histoire est récente. Né aux Etats-Unis à la suite de l'informatisation des ordres sur les marchés financiers dans les années 1970 (voir la chronologie), le trading algorithmique a pris son essor au début des années 2000, quand la décimalisation a modifié la taille des ordres en fractionnant leur valeur, passée d'un minimum de 1/16 de dollar (0,062 5 dollar) à 0,01 dollar. Cela a changé la microstructure du marché en créant des différences plus petites entre prix offerts et prix proposés, favorables aux opérations automatisées.
Une décennie plus tard, le boom de l'algotrading est spectaculaire. Aux Etats-Unis, plus de 75 % des institutions financières et 95 % des traders institutionnels utilisent des stratégies de trading algorithmique. Selon la société Celent, le trading à haute fréquence constitue près de 42 % des volumes d'actions traités et atteindra 54 % au dernier trimestre 2010. Les plus grosses sociétés américaines de trading algorithmique, comme Getco ou Citadel, traitent parfois de 10 à 20 % des actions de grandes sociétés cotées.
L'Europe est "en retard" en la matière : l'algotrading y est responsable d'un ordre sur quatre, selon le cabinet d'études américain Aite Group. Mais il pourrait monter à 45 % des volumes quotidiens dans deux ans. Celent prévoit surtout un développement en Asie, avec la modernisation notamment de la Bourse de Tokyo. Mais d'autres régions du monde s'intéressent à cette technique, comme l'Amérique latine, attirées par la promesse de plus de liquidité, qui rend les investissements moins coûteux et plus simples.
Les enjeux financiers sont considérables : 2 % des 20 000 firmes de trading américaines utilisent ces techniques et ont réalisé en 2008 un bénéfice de 21,8 milliards de dollars. D'autant qu'une partie des échanges se fait grâce à l'essor des"dark pools". Ces plates-formes électroniques opaques capteraient pas moins de 4,1 % des volumes échangés en valeur en Europe, selon Tabb Group. Les échanges opaques pourraient représenter 7 % des échanges de titres en 2010 et bénéficieraient de l'essor et de la sophistication croissante de l'algotrading.
Les enjeux sont donc considérables et le ticket d'entrée ne cesse de s'élever. Les teneurs du marché comme Getco, les fonds spéculatifs et les Bourses elles-mêmes se livrent à une bataille technologique coûtant des centaines de millions de dollars d'investissements – pour gagner les quelques fractions de seconde qui leur permettront d'empocher des bénéfices juteux. Les opérateurs boursiers ont aussi compris leur intérêt. Progressivement, ils proposent à leurs membres de louer des serveurs à quelques mètres, voire quelques centimètres du cœur des échanges électroniques. C'est ce qu'on appelle la "co-location". On estime qu'à chaque centaine de miles (160 kilomètres) supplémentaire de distance du lieu de l'opération, 1 millième de seconde est ajoutée à celle-ci : ce qui peut faire perdre une opération ou gagner des millions.
Une fluidité accrue du marché
Les partisans de l'algotrading mettent en avant deux arguments en faveur de cette technique boursière :
  • Les places financières les plus automatisées, comme le Nasdaq (marché des valeurs technologiques aux Etats-Unis), ont gagné des parts de marché par rapport à celles qui le sont moins, comme le New York Stock Exchange (NYSE). Les économies d'échelle ont contribué à diminuer les commissions sur les opérations et contribué aussi à la consolidation des places boursières, c'est-à-dire au rapprochement entre les Bourses.
  • Par ailleurs, un des bénéfices évidents pour les investisseurs est "la réduction des spreads [écarts] – différence entre le prix auquel un acheteur est désireux de payer un instrument financier et le prix auquel un vendeur est prêt à le vendre – ainsi qu'un accroissement de la liquidité" (Chicago Fed Letter, mars 2010, en PDF). La liquidité améliorée du marché boursier signifie qu'il est plus facile d'y échanger des valeurs, ce qui le rend plus attractif pour les investisseurs. C'est en tout cas l'argument avancé par les traders à haute fréquence. Ces opérations n'entraînent pas non plus une volatilité accrue du marché, c'est-à-dire une amplification de la fluctuation des cours. De même, selon la Réserve fédérale américaine (Fed), elles n'augmentent pas l'instabilité des devises.

Mais comme le souligne Yann-Eric Le Boulch, président de CM-CIC Securities, l'algotrading aboutit aussi à une fragmentation de la liquidité en multipliant les ordres de plus en plus fins, ce qui accroît les coûts de négociation et les frais informatiques. Les intervenants traditionnels peuvent y être perdants, même si la concurrence entre les Bourses fait baisser les prix.
Un faisceau de risques multiformes
Les risques engendrés par l'algotrading sont multiples. D'abord le risque d'erreurs lors des opérations est accentué lorsque l'accès des clients aux opérations se fait via les machines, sans que cet accès soit filtré. Selon Robert L. D. Colby, ancien vice-directeur de la division trading et marchés de la Securities and Exchange Commission (la SEC, le gendarme de la Bourse américaine), en deux minutes, des centaines de milliers d'ordres valant des milliards de dollars peuvent être donnés. L'accroissement de la vitesse des opérations sans contrôle peut donc générer des pertes considérables. L'indice Dow Jones Industrial Average avait ainsi chuté de 100 points en 2002 quand un courtier de la banque Bear Stearns avait entré par inadvertance un ordre de vente de 4 milliards de dollars au lieu de 4 millions. Vu la vitesse des opérations, plus de 600 millions de dollars d'actions avaient été échangés avant que l'erreur ne soit détectée. En 2003, une société de trading américaine était devenue insolvable en seize secondes quand un de ses employés s'était trompé dans une opération, rapporte la Fed de Chicago dans un document récent (lire l'entretien avec Thierry Foucault, professeur à HEC).
L'algo-trading pose également le problème d'un accès équitable au marché. Cette technique avantage les intervenants de grande envergure qui peuvent négocier numériquement de larges volumes de titres, presque à la vitesse de la lumière. Ce qui pose la question de la formation des prix sur le marché : celle-ci est-elle sincère, dénuée d'intérêt ? Ou au contraire, est-elle biaisée ? Si tel est le cas, on s'écarterait d'un fonctionnement efficient des marchés financiers (lire l'entretien avec Bénédicte Doumayrou et Arnaud Oseredczuk).
Quelle utilité sociale ?
Sans compter que l'algo-trading a permis le développement de pratiques inéquitables. A l'été 2009, une forme particulière de trading à haute fréquence a retenu l'attention : les flash orders. Par cette pratique, les Bourses autorisent certains clients, contre commission, à regarder brièvement les ordres avant qu'ils ne soient placés et orientés vers des plates-formes rivales (voir notre infographie sonore Le "flash-order", un délit d'initié légal ?). Les flash orders, très critiqués par les autorités de régulation boursière, sont accusés de fausser les fondements du marché libre. Deux opérateurs américains, Nasdaq OMX et Bats, ont d'ailleurs décidé de les abandonner.
Aussi, certains s'interrogent sur l'utilité "sociale" du trading algorithmique. Le Prix Nobel d'économie 2008, Paul Krugman, s'est ému de la montée en puissance de ces méthodes de spéculation qui, selon lui, ont largement contribué aux profits élevés de la banque d'affaires Goldman Sachs"Cette méthode constitue une sorte de taxe pour les investisseurs qui n'ont pas accès à ces ordinateurs super-rapides, écrit-il dans le New York Times en août 2009. La Bourse est censée allouer le capital aux utilisations les plus productives, comme par exemple aider les sociétés qui ont de bonnes idées à lever des fonds." Or, relève l'économiste, les courtiers qui donnent leurs ordres "un trentième de seconde plus vite que les autres" ne contribuent guère à "l'amélioration de cette fonction sociale".
Quant au risque d'accroître les bulles spéculatives et donc, éventuellement, de provoquer des krachs, il n'est pas encore établi. On se rappelle cependant que le krach d'octobre 1987 a été en partie aggravé par le trading informatisé et la stratégie d'assurance de portefeuille, rappelle Paul Wilmott, fondateur d'une revue de finance quantitative, dans une tribune au New York Times. Et plus récemment, le mini-krach du 6 mai a renforcé les inquiétudes sur cette pratique boursière. Si l'on ne sait pas qui a déclenché cette chute boursière, le trading à haute fréquence est mis à l'index par les régulateurs, notamment la SEC. La question d'une meilleure régulation du phénomène est posée.
Les régulateurs en phase de consultation
Alors que le trading algorithmique prend de l'ampleur sur toutes les places mondiales, les autorités de régulation, aux Etats-Unis et en Europe, sont en phase de consultation afin de déterminer des mesures d'encadrement pour ces pratiques. Fin avril, la Securities and Exchange Commission (SEC), chargée de réguler les marchés financiers aux Etats-Unis, a lancé une consultation avec les principaux acteurs, étendue sur deux mois.
Depuis janvier, le régulateur américain s'est saisi du dossier du trading à haute fréquence et a esquissé une série de mesures. La première consiste à identifier les traders spécialisés dans ce genre de transactions et donner à la SEC des informations sur les opérations financières qu'ils réalisent. Cette obligation s'appliquerait à environ 400 cambistes officiant sur les places américaines, dont les transactions dépassent les 2 millions d'actions échangées, ou des volumes supérieurs à 20 millions de dollars (15,2 millions d'euros) par jour.
La SEC envisage aussi des mesures garantissant un accès équitable aux marchés. Dans un rapport préliminaire publié en janvier, l'organe de régulation se demandait en effet si "le fait que des traders professionnels sont capables de réaliser des opérations plus rapides rend l'accès aux marchés injuste pour les particuliers ?" De plus en plus de sénateurs, parmi lesquels Ted Kaufman du Delaware et Mark Warner de l'Etat de Virginie, font pression par ailleurs sur le régulateur pour qu'il donne des réponses sur le rôle des échanges à haute fréquence sur les marchés.
Dans le sillage de la SEC, la Commission européenne s'intéresse également de près au trading à haute fréquence. La problématique, à l'échelle européenne, consiste à étudier les conséquences de la directive sur les marchés d'instruments financiers dite "MIF", du 21 avril 2004. Celle-ci, entrée en vigueur le 1er novembre 2007, "a importé le mode de fonctionnement américain et notamment mis fin au monopole des marchés réglementés", indique un rapport sénatorial de la fin de l'année 2009.
Dark pools et colocation
En avril, le CESR (Committee of European Securities Regulators), situé à Paris, a lancé une consultation afin de déterminer l'impact de l'algo-trading en Europe. Trente-neuf institutions, représentant les principales parties prenantes, telles que la banque, les assurances et la gestion d'actifs, y participent.
La question des "dark pools", qui traitent des ordres anonymisés et supérieurs à la"taille normale de marché", est l'un des objets d'étude. Un autre centre d'intérêt est le régime de la "colocation", qui permet aux traders à haute fréquence de placer leurs serveurs à proximité de ceux des Bourses. Si cette initiative réduit les délais de latence pour passer un ordre, elle pose la question d'un avantage injuste. Après cette phase de consultation, la Commission européenne devrait faire ses propositions en 2011, ensuite soumises à l'approbation des Etats membres.
En France, l'Autorité des marchés financiers a pour sa part estimé, dans sonrapport sur la "cartographie des risques 2010", paru fin mai, que la pratique du trading à haute fréquence menace "l'intégrité du marché dès lors que les stratégies de trading sont détournées de leur objectif initial pour être utilisées à des fins de manipulation de marché". Le régulateur français fait également valoir que les investissements nécessaires en technologie, infrastructure et savoir-faire pour entrer dans ces marchés lucratifs représentent une barrière à l'entrée, susceptible de créer des distorsions de concurrence.

Edouard Pflimlin et Laurent Checola


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