Coralie Delaume : « L’Allemagne pourrait finir par pousser l’Italie hors de la zone euro »


Malgré l'Allemagne, la justice européenne autorise la BCE à ...Note : Un des sujets que je suis attentivement depuis de nombreuses années, c'est la politique européenne, et notamment le fonctionnement de la BCE et son influence sur l'environnement financier.

En tant que pro-européen convaincu, je suis face à un dilemme, car je ne peux m'empêcher de constater que le système actuel ne fonctionne pas à mon grand regret.

J'en cherche donc à la fois les causes et aussi les conséquences, à la fois en tant que citoyen, mais aussi en tant qu'investisseur.

Depuis quelques années, je me demande si le problème n'est pas à chercher du coté de l'Allemagne.

Et là encore la crise du COVID-19, qui a provoqué une nouvelle crise européenne, agit comme un révélateur.


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Coralie Delaume est essayiste. Elle a notamment écrit Le couple franco-allemand n’existe pas (Michalon, 2018) et 10+1 Questions sur l’Union européenne (Michalon, 2019). Elle anime également, depuis 2011, le blog L’Arène nue.

Source : Le Figaro

Le Tribunal constitutionnel allemand a décidé une nouvelle fois de rentrer en conflit avec la Cour de justice de l’Union européenne. Cette guerre des légitimités remet sérieusement en question l’avenir de l’Union européenne, estime l’essayiste Coralie Delaume. D’autant plus, que le leadership allemand en Europe apparaît de plus en plus défaillant.

Le Tribunal constitutionnel allemand a rendu le 5 mai un arrêt qui la fait entrer en conflit avec l’Union européenne. Ce conflit était-il inévitable?

Coralie DELAUME.- Je ne vais pas revenir en détail sur le contenu de l’arrêt car cela a fait l’objet de nombreux articles. Ce qu’on peut dire en revanche, c’est que l’arrêt du 5 mai du Tribunal constitutionnel de Karlsruhe a une double conséquence potentielle: juridique et économique.

Sur le plan juridique tout d’abord, dans la mesure où la Cour allemande se dresse contre la Cour de justice de l’Union, qui avait jugé légal, en 2018, le «quantitative easing» de la Banque centrale européenne, l’arrêt pose la question de la primauté du droit communautaire sur les droits nationaux. Le principe de primauté est ancien, il a été posé par la Cour de justice de l’UE dans un célèbre arrêt de 1964, Costa c/Enel. Sans doute les États membres ne se rendaient-ils pas compte à l’époque de la portée de cette jurisprudence car aucun n’a protesté. Mais cette portée est immense.

La CJUE écrit notamment qu’«à la différence des traités internationaux ordinaires, le traité CEE a institué un ordre juridique propre intégré au système juridique des États membres». Elle énonce ensuite que l’engagement européen des États entraîne pour eux «une limitation définitive de leurs droits souverains contre laquelle ne saurait prévaloir un acte unilatéral ultérieur». En somme, la Cour sort le droit communautaire de la catégorie «droit international» et invente un ordre juridique nouveau, intégré aux ordres juridiques nationaux. Elle le place au sommet de leur hiérarchie des normes et affirme qu’aucun acte de droit interne – même ultérieur – ne doit le contredire. Ce faisant, elle fait du droit communautaire une sorte de droit «quasi constitutionnel». Les juristes parlent d’ailleurs de «constitutionalisation des traités européens».

S’agissant du volet économique, quelles seront les conséquences de l’arrêt de Karlsruhe?

Tout d’abord, il faut noter qu’en critiquant la politique menée par la BCE, la Cour allemande s’attaque à une compétence exclusive de l’UE, la politique monétaire. Cela est nouveau. Mais si elle le fait, c’est parce qu’elle considère que la BCE outrepasse ses prérogatives, qu’elle se mêle non seulement de politique monétaire mais également de politique économique.

Les juges allemands pensent que la BCE n’agit pas de manière conforme au «principe de proportionnalité» selon lequel l’action de l’UE doit se limiter à ce qui est nécessaire pour atteindre les objectifs fixés par les traités. L’objectif fixé à la BCE par les traités étant prioritairement de contenir l’inflation, elle ne doit pas aller plus loin. Or le quantitative easing a des implications économiques plus globales, qui dépassent la seule question de l’inflation. Il a notamment des implications sur la politique budgétaire de certains États, puisqu’il leur permet de se financer à des taux inférieurs à ceux dont ils bénéficieraient «par eux-mêmes» sur les marchés.

À partir de là, deux questions. D’abord, la politique monétaire doit-elle se limiter à maintenir une inflation basse? Dans un monde où il n’y a plus d’inflation du tout, la question mérite d’être posée. En tout cas, plus aucune Banque centrale ne fait ça aujourd’hui. Deuxièmement, comment tracer la frontière entre la politique monétaire et la politique économique? C’est très subjectif. Oui, bien sûr, le quantitative easing a un impact budgétaire positif pour certains États puisqu’elle leur permet d’emprunter sans crouler sous le montant des intérêts. Mais si elle le fait, c’est justement pour cette raison!


Cet arrêt signe-t-il la fin de la zone euro comme le disent certains, ou le parachèvement de l’Europe allemande?

Les options possibles relèvent toutes de la quadrature du cercle. 

Option 1: l’Allemagne parvient, à force d’oukases, à «regermaniser» l’euro. Mais ça poussera dehors les pays du Sud qui ont énormément souffert de l’existence de «l’euromark» et qui ne sont plus en mesure de supporter ce régime. Je pense surtout à l’Italie, pays lourdement endetté et dont la production industrielle a reculé de 19 % en moins de 20 ans (2000-2018). L’euroscepticisme y bat désormais des records, elle a souvent eu le sentiment d’être abandonnée par l’Europe, et les taux d’intérêt sur sa dette ont grimpé sitôt le jugement de Karlsruhe connu.

Option 2: les dirigeants allemands décident que l’Allemagne doit accepter de renoncer à ce qu’elle est. C’est l’option de l’aile centriste de la droite allemande, l’option Merkel. La chancelière vient en effet de dire qu’il convenait d’aller vers une zone euro plus intégrée et de s’inscrire en faux par rapport aux juges de Karlsruhe. Mais alors, l’opinion se raidira et une droite plus droitière, plus ordolibérale, continuera à monter en puissance. Une droite qui pense sans doute en son for intérieur que l’Allemagne a fait la preuve de la supériorité de son modèle économique, qu’elle vient de faire la preuve de sa supériorité dans la gestion de la crise sanitaire et qu’après tout, elle n’a plus tellement besoin de l’Europe (ce en quoi elle se trompe).

In fine, je me demande qui de l’Allemagne ou de l’Italie mettra fin à la zone euro. Peut-être les deux, peut-être leur interaction, la première ne sachant plus ce qu’elle veut, exerçant sur l’Europe un leadership de plus en plus défaillant et finissant par pousser dehors la seconde.