Assassinat de Qassem Soleimani / Alain Chouet nous dit : « Les Etats-unis ont besoin de ce type de conflit »




Source : Proche & Moyen-Orient, 06-01-2020

L’Humanité : Qui était le général Qassem Soleimani et était-il aussi puissant qu’on le dit ?

Alain Chouet : Il était une figure très populaire en Iran, y compris parmi les opposants au régime. C’est un mélange de Robin des Bois, d’Otto Skorzeny (1), d’Erwin Rommel, avec une dimension politique en plus. Il fait partie des premiers gardiens de la Révolution, de ceux qui ont participé à la prise d’otages de l’ambassade américaine, et c’est un héros de la guerre Iran / Irak. Il a, aux yeux de l’opinion publique iranienne, contribué à rendre honneur et fierté au pays. On a beaucoup tendance à négliger la dimension extrêmement nationaliste des Iraniens. C’est vrai que 70% de la population aujourd’hui n’a connu ni la guerre ni la révolution et que les jeunes en ont marre de ce régime où tout est interdit et réprimé, mais il reste une dimension nationaliste sur laquelle jouent les ayatollahs et les pasdarans, qui resserre les rangs autour d’un pouvoir pourtant largement contesté. Plus l’Occident essaie de tordre le bras aux dirigeants de la République islamique, plus ces derniers en appellent à les soutenir, au nom de la défense de la patrie en danger.

Qassem Soleimani était-elle une figure familière pour les services de renseignement, avant sa médiatisation liée à la guerre en Syrie et contre l’Etat islamique ?

Oui, parce qu’il était un de ceux qui ont très largement contribué à la création et à la montée en puissance du Hezbollah au Liban, et de différents groupes militaro-politiques favorables à l’Iran, en Irak ou en Syrie.

On raconte aussi que ce serait lui qui aurait convaincu Bachar al-Assad d’ouvrir ses frontières afin d’acheminer des jihadistes sunnites en Irak en 2003 pour combattre les forces américaines…

C’est une fumisterie très en vogue dans les chancelleries occidentales et en particulier au Quai d’Orsay. Les Syriens, avec qui j’étais toujours en relation à l’époque et jusqu’en 2010, n’ont pas ouverts en grand leurs frontières aux islamistes. Lorsqu’un certain nombre de Talibans ou de membres d’Al Qaida ont fui en Iran l’invasion américaine de l’Afghanistan en 2001, les dirigeants de la République islamique avaient essayé de les « négocier » avec Washington. Et lorsque les Américains ont sèchement refusé, ils les ont effectivement laissé partir en Irak faire le djihad. Les Syriens, de leur côté, ont fait ce qu’ils ont pu. Et la majorité des djihadistes sont en réalité passé en Irak par la Turquie, ce qu’on oublie systématiquement de rappeler. C’est la même logique lorsqu’on accuse Bachar al-Assad d’avoir relâché des islamistes dans la nature au moment du soulèvement de 2011, il ne faut pas oublier que cela s’est produit sous la pression des Américains, des Anglais, des Français, des Saoudiens et des Qatariens, qui exigeaient la libération de tous les prisonniers politiques. Sauf que 90% des prisonniers politiques en Syrie, c’était des islamistes ou des djihadistes. Evidemment, ça ne fait pas de Bachar al-Assad un ange. C’est un voyou et un prédateur, mais il ne faut pas tout mélanger.

Qassem Soleimani a récemment accordé une interview à la télévision d’Etat en Iran, dans laquelle il raconte comment il a passé la guerre entre Israël et le Liban en 2006 aux côtés du Hezbollah. Quel est le sens de cette confession ?

Evidemment, c’était une manière pour lui de revendiquer une forme de paternité dans la victoire contre Israël. Le Hezbollah, c’est la carte des Iraniens pour être présent sur les dossiers palestiniens et libanais, pour ne pas en laisser le monopole aux Arabes sunnites. Qassem Soleimani a participé depuis le début à la formation des combattants du Hezbollah. Des officiels américains prétendent que Qassem Soleimani préparait une attaque de grande envergure qui aurait pu coûter la vie à de nombreux citoyens américains en Irak… C’est encore une vaste fumisterie. Et les Iraniens n’ont pas besoin de ça : Il y a suffisamment de ressentiment contre les Etats-Unis en Irak ou ailleurs pour qu’il soit nécessaire d’organiser des attaques de ce genre. Même en Arabie Saoudite, cela se fait tout seul !

Quel rôle a-t-il joué, à la fois dans le sauvetage du gouvernement de Bachar al-Assad et dans la lutte contre l’Etat islamique ?

La lutte contre l’Etat islamique s’est faite aussi bien en Irak et en Syrie. Son principal rôle a été d’enrôler le Hezbollah et de le détourner de la lutte contre Israël au profit de Bachar al-Assad. Pour les convaincre d’y aller, et cela leur a coûté très cher, il fallait toute l’autorité des Ayatollah iraniens et des chefs des Pasdarans.

Pourquoi, selon vous, Donald Trump a-t-il décidé d’éliminer Qassem Soleimani ?

Il était devenu aussi bien au Yémen qu’en Syrie ou en Irak, le moteur de la politique extérieure iranienne, et cela inquiétait beaucoup les Israéliens. Qassem Soleimani menaçait régulièrement les Etats-Unis et Israël, mais ces menaces relevaient essentiellement de la pure rhétorique pour ne pas en laisser le monopole aux sunnites. Cet assassinat s’inscrit aussi dans l’agenda de Donald Trump, qui assure à ses électeurs que même si il n’envoie plus les « boys » se faire tuer, il sait défendre les intérêts de l’Amérique autrement.

Quelles sont les capacités de riposte de l’Iran ? La République islamique peut-elle mener des actions de représailles sur le sol américain ?

Les Iraniens ne sont pas assez stupides pour opérer des représailles directes et s’exposer à une riposte américaine. Ils enverront leurs partisans irakiens. Et que ces derniers se fassent massacrer ensuite ne leur posera aucun problème. Je vois mal les Etats-Unis attaquer l’Iran de manière frontale sous prétexte que des Irakiens leur ont fait des misères. Les dirigeants de la République islamique sont comme les soviétiques dans les années 70 : leur plus grande peur, c’est un conflit ouvert, parce qu’ils savent très bien qu’ils seront balayés en cas de guerre conventionnelle. Il leur faut des conflits de type asymétrique. Par contre, envahir l’Iran ne sera pas une promenade de santé, car contrairement à l’Irak de Saddam Hussein, ce n’est pas la dictature d’un seul homme. Ils sont extrêmement bien organisés et motivés, et prêts à se battre pour défendre leur pays. C’est un système politique cohérent et complet qui repose sur un nationalisme et une fierté extrêmement forte. Ces gens là se battront pied à pied et feront trop de morts chez les Américains pour que ce soit supportable par l’opinion publique. Ce n’est pas tout d’avoir une supériorité technologique, ensuite il faut aller au sol et occuper le terrain.

Pour vous, il est exclu pour les Etats-Unis d’envisager des raids aériens sur Téhéran ou sur des cibles militaires en Iran ?

Ce n’est pas exclu, mais cela mène à quoi ? Tactiquement, il n’y a aucun bénéfice à tirer d’une telle opération.

Donald Trump met forcément en danger les troupes américaines stationnées au Proche et au Moyen-Orient, qui ont déjà subi une dizaine d’attaques à la roquette depuis le mois d’octobre. Ne prend-il pas le risque de s’aliéner sa propre armée en cas de riposte de l’Iran ?

Non, je ne crois pas. Et je ne n’imagine pas des représailles coûtant la vie à des milliers de soldats américains. Les Iraniens savent très bien l’impact émotionnel que provoque le retour de quelques cercueils aux Etats-Unis. Quant à l’appareil militaro-industriel américain, il a besoin de ce type de conflit pour se perpétuer. Quelques morts de temps en temps, cela redonne un coup de manivelle à la mécanique et justifie le fait que les Etats-Unis maintiennent une présence militaire dans 74 pays dans le monde.

(1) Otto Skorzeny était un officier allemand et commando SS connu pour ses missions audacieuses réalisée pour le compte de l’Allemagne nazie.


Source : Proche & Moyen-Orient, 06-01-2020