Deux urgentistes alsaciens : « Préparez-vous à une vague majeure »

Au CHU de Montpellier, au service des maladies infectieuses et tropicales. (Photo d'illustration)

Source : Le Point


« Il va falloir faire des choix sur nos critères d'admission », préviennent ces médecins, qui évoquent « une mortalité majeure » en gériatrie. 
Nicolas Bastuck, François Malye et Jérôme Vincent


C'est le cri d'alarme de deux médecins urgentistes du Haut-Rhin, lancé à leurs collègues des autres départements, moins touchés, pour l'instant, par l'épidémie. « Les multiples appels téléphoniques que j'ai eus depuis trois jours semblent montrer que l'importance de la situation est totalement sous-estimée », s'inquiète l'un d'eux, en poste à Mulhouse, dans un échange interne en forme de supplique, que Le Point a pu consulter. Il dresse un état des lieux désespéré de la situation dans sa région et son établissement : « Nous sommes à plus de quinze jours de vraie phase épidémique dans le Haut-Rhin, plus précisément dans l'agglomération de Mulhouse, et depuis trois jours, nous sommes submergés aux urgences par un flux incessant de patients avec des critères AEG [altération de l'état général], hypoxémie [manque d'oxygène] important, pneumopathies bilatérales… Le taux d'hospitalisation après passage aux urgences est de 40 %. L'ouverture de lits Covid-19 ne suffit plus et [notre] établissement est quasiment au bout des moyens qu'il peut déployer. Les lits de réanimation sont saturés et il est impossible de trouver des respirateurs pour ouvrir de nouveaux postes de réanimation », indique-t-il. Avant de mettre en garde : « Depuis hier [samedi], la mortalité dans les secteurs de gériatrie est majeure et les cas symptomatiques dans les Ehpad sont très nombreux, occasionnant des difficultés sur les choix à faire en régulation. Samedi, [s'est réuni] un collège de spécialiste [réanimateurs, infectiologue, médecine interne, pneumologues, gériatres, urgentistes] afin de fixer des indications aux différentes filières et, plus clairement, les critères [notamment d'âge] de limitation d'accès à la réa. »


« Les équipes commencent à s'épuiser, avec un absentéisme qui grandit, lié à des cas positifs, même si la solidarité est importante. Durant ces quinze derniers jours, toutes les mesures que nous avons prises ont été dépassées et sont donc insuffisantes le jour même où nous en avons décidé, tant la cinétique [progression] est rapide. » À nouveau, il tire la sonnette d'alarme : « Il est primordial que chacun de nos établissements se prépare rapidement, et profite de cette période pour anticiper tous les problèmes liés à cette crise sanitaire sans précédent. »

Nous sommes dépassés


L'un de ses confrères, en poste à Colmar, a renchéri, trouvant les propos de son collègue mulhousien « trop peu alarmistes ». « Nous avons deux à trois jours de retard par rapport à Mulhouse, ce qui nous a servi considérablement, mais malgré les enseignements quotidiens fournis par leur situation et l'évolution du Samu 68, nous sommes dépassés par les événements […]. Toutes les décisions et les aménagements pris [déclenchement du Plan blanc le 11 mars, renfort, extension des lits en réanimation…] sont obsolètes dans les douze heures qui suivent, et pourtant, nous étions très prévoyants. En permanence, il manque 25 à 30 lits […] pour prendre en charge les patients, non pas dans des conditions correctes, mais simplement dégradées. Les urgences ont l'habitude de travailler dans ces conditions dégradées, mais, là, nous sommes dans le dégradé du dégradé du dégradé, et nous attendons encore une dégradation croissante, voire exponentielle pour les quinze jours à venir. La mobilisation du personnel tient pour l'instant à un fil, mais les éléments ne tiendront pas avec des Covid+ chez les praticiens, les infirmières et les familles des soignants, ce qui apparaît clairement. »


Dans le service de cet urgentiste, le Covid concentre 95 % de l'activité. « En l'absence de critère de gravité, tous les patients sont réorientés vers leur médecin traitant, sans même entrer dans les urgences. On attend une ouverture de trente lits Covid+ pour lundi 13 heures, mais c'est excessivement loin [vu la situation] et, mardi, ce sera plein », s'affole ce médecin, qui précise que « tous les patients en réanimation médicale sont Covid ». « Même si le personnel médical et paramédical de nos urgences est formidable, et malgré un soutien indéfectible de notre direction, c'est le matériel qui manque : moins de 5 jours de stock en soins hydroalcooliques, moins de trois jours de stock en masques FFP2, moins de quatre jours de stock en masque chirurgical, plus de stock en surblouse, très peu de stock en lunettes… Et des perspectives de réapprovisionnement dans six à huit semaines ! ! ! ! ! Nous étions centre de référence NRBC [proximité de la Centrale de Fessenheim], mais là aussi, nos stocks fondent à vue d'œil. »


Au bout d'un système

Il prévient : « Nous sommes au bout d'un système, il va falloir faire des choix sur nos critères d'admission, non seulement en réanimation, mais tout simplement dans une structure hospitalière. Tous nos décès de ce jour [dimanche 15 mars] sont Covid+. Préparez-vous, ainsi que vos personnels, à cette vague majeure. Il y avait un avant Covid-19, il y aura un après Covid-19 avec de très lourdes cicatrices », conclut-il à l'adresse de ses collègues.


La région Grand Est, la plus touchée de France, a franchi samedi le cap des 1 000 cas positifs. Le virus avait tué dimanche 24 personnes. Selon les dernières données épidémiologiques, 80 % des patients pris en charge dans le Grand Est étaient localisés en Alsace (61,5 % dans le Haut-Rhin et 18,5 % dans le Bas-Rhin), 10 % en Moselle et 2,4 % en Meurthe-et-Moselle.