L’épidémie du COVID-19 engendre une situation à la fois dramatique, de par le nombre de mort, et extraordinaire, de par ses conséquences économiques. La situation que nous connaissons est complètement inédite. Le passage au confinement dans divers pays met alors les économies en sommeil. Le risque, évidemment, est qu’elles ne se réveillent pas une fois l’épidémie passée. C’est ce que j’ai appelé dans l’émission diffusée sur RT-France le jeudi 19 mars l’effet Blanche-Neige. Tout le monde connaît le conte : le virus, ici, est l’équivalent de la pomme qui plonge Blanche-Neige dans le sommeil. Et les 7 nains, les Banquiers centraux, ne peuvent rien y faire…
On le sait, dans la vie réelle, il n’y a pas de Prince Charmant. Mais il y a l’Etat.
Il faut donc permettre aux salariés et aux entreprises de traverser cette période dans les moins mauvaises conditions. Seulement, on peut se demander si les mesures qui sont, et qui seront prises, ne dessinent pas une économie très différente de ce que nous connaissions avant l’épidémie
1. Les origines de la crise
Il faut alors commencer par regarder les cartes de la contamination. On constate que, presque systématiquement, ce sont les régions les plus développées qui sont le plus touchées. On le voit pour l’Italie, mais on le voit aussi en Allemagne.
En Italie, ce sont donc les régions de Lombardie, de Vénétie, et globalement le Nord industrialisé du pays, ainsi qu’une partie de l’Italie médiane, ce que les géographes appellent la « troisième Italie », qui sont les plus touchées.
Graphique 1
Ces régions industrielles, largement exportatrices, maintenaient d’étroites relations avec la Chine.
Pour l’Allemagne, la carte disponible au début du mois de mars montre que ce sont les régions qui ont le plus de relations, directes ou indirectes, avec la Chine qui ont été touchées les premières.
Graphique 2
Contamination en Allemagne
En Allemagne, qui est un gros partenaire industriel de la Chine, la carte de la contamination correspond aux régions les plus mondialisées. Le va-et-vient d’ingénieurs, de cadres commerciaux, de techniciens, a apporté le virus. A partir de là, ces régions ont progressivement contaminé le reste du pays.
2. Ampleur de la Crise
On peut donc penser que cette crise sera forte. Pour tenter d’évaluer l’ampleur du choc à venir, on peut d’abord raisonner par comparaison : prenons l’exemple chinois. La consommation d’énergie a chuté en Chine à moins de 40% de son niveau normal dans les premières semaines de février 2020, à la suite de l’application d’une politique d confinement. Comme les gens confinés doivent continuer de se chauffer, de s’éclairer, on peut penser que c’était 80% de l’industrie et des activités économiques qui étaient à l’arrêt ou qui ne fonctionnaient que de manière très ralentie.
Dans le cas de la France, l’impact économique dépendra, évidemment, de la sévérité comme de la durée du confinement. Comment, alors, estimer cet impact ? Il convient de savoir le PIB (annuel) est calculé comme la somme des valeurs ajoutées à laquelle on ajoute les impôts de type TVA. Ainsi, pour 2018, on avait :
Tableau 1
PIB aux prix courants, milliards d’euros
Produit intérieur brut, dont :
2 353,1
Dont, Valeur ajoutée au prix de base
2 090,9
Dont impôts sur les produits nets des subventions sur les produits
262,2
(INSEE)
Compte tenu de la croissance, et de la hausse des prix (1%) en 2019, on obtient pour la somme des valeurs ajoutées, à la fin d 2019 un montant de 2137,2 milliards d’euros, soit 41,1 milliards par semaines. Par branches d’activités, cela se décompose ainsi :
Tableau 2
Décomposition de la valeur ajoutée
Agriculture, sylviculture et pêche
0,750
Industrie manufacturière, industries extractives et autres
5,508
Industries extractives, énergie, eau, gestion des déchets et dépollution
1,019
Fabrication de denrées alimentaires, de boissons et de produits à base de tabac
0,820
Cokéfaction et raffinage
0,099
Fabrication d’équipements électriques, électroniques, informatiques ; fabrication de machines
0,606
Fabrication de matériels de transport
0,545
Fabrication de textiles, industries de l’habillement, industrie du cuir et de la chaussure
0,094
Travail du bois, industries du papier et imprimerie
0,237
Industrie chimique
0,379
Industrie pharmaceutique
0,243
Fabrication de produits en caoutchouc, en plastique et d’autres produits minéraux non métalliques
0,367
Métallurgie et fabrication de produits métalliques, hors machines et équipements
0,528
Autres industries manufacturières ; réparation et installation de machines et d’équipements
0,572
Construction
2,308
Services principalement marchands
23,345
Commerce ; réparation d’automobiles et de motocycles
4,250
Transports et entreposage
1,848
Hébergement et restauration
1,212
Information et communication
2,201
Activités financières et d’assurance
1,585
Activités immobilières
5,305
Activités scientifiques et techniques ; services administratifs et de soutien
5,757
Administration publique et défense – sécurité sociale obligatoire
3,209
Enseignement
2,210
Activités pour la santé humaine
2,419
Hébergement médico-social et social et action sociale sans hébergement
1,351
Total des branches
41,100
(INSEE)
On considère alors deux hypothèses, avec des coefficients de réduction de la production, en fonction de la sévérité du confinement (H1 et H2).
Tableau 3
Hypothèses de réduction de la production
H1
H2
Agriculture, sylviculture et pêche
0,70
0,80
Industrie manufacturière, industries extractives et autres
0,55
0,67
Industries extractives, énergie, eau, gestion des déchets et dépollution
0,85
0,95
Fabrication de denrées alimentaires, de boissons et de produits à base de tabac
0,95
1,00
Cokéfaction et raffinage
0,70
0,80
Fabrication d’équipements électriques, électroniques, informatiques ; fabrication de machines
0,30
0,50
Fabrication de matériels de transport
0,25
0,33
Fabrication de textiles, industries de l’habillement, industrie du cuir et de la chaussure
0,25
0,33
Travail du bois, industries du papier et imprimerie
0,40
0,60
Industrie chimique
0,50
0,75
Industrie pharmaceutique
1,00
1,00
Fabrication de produits en caoutchouc, en plastique et d’autres produits minéraux non métalliques
0,50
0,75
Métallurgie et fabrication de produits métalliques, hors machines et équipements
0,24
0,33
Autres industries manufacturières ; réparation et installation de machines et d’équipements
0,25
0,33
Construction
0,33
0,50
Services principalement marchands
0,543
0,704
Commerce ; réparation d’automobiles et de motocycles
0,10
0,20
Transports et entreposage
0,50
0,75
Hébergement et restauration
0,15
0,25
Information et communication
0,75
0,85
Activités financières et d’assurance
0,60
0,80
Activités immobilières
0,10
0,25
Activités scientifiques et techniques ; services administratifs et de soutien
0,33
0,50
Administration publique et défense – sécurité sociale obligatoire
0,66
0,80
Enseignement
0,10
0,10
Activités pour la santé humaine
1,00
1,00
Hébergement médico-social et social et action sociale sans hébergement
1,00
1,00
Total des branches
0,413
0,532
(Source CEMI-Fondation Robert de Sorbon)
Ces deux hypothèses font alors apparaître des pertes de production hebdomadaires, et l’on peut comparer les effets des durées de confinement. On constate que l’impact est assez violent, car il s’élève par semaine entre 1,1% et 0,9% de la valeur ajoutée ANNUELLE produite. Ainsi, pour un confinement de 6 semaines, qui est à l’heure actuelle l’hypothèse la plus probable, on aboutit à une perte de valeur ajoutée allant de -5,4% à -6,8%. Ainsi, en admettant que la production reprenne INSTANTANEMENT (ce qui n’est pas une hypothèse réaliste), le PIB de la France reculerait de -4,4% à -5,6%, des niveaux de dépression qui sont supérieurs à ceux de la crise de 2008. Pour un confinement de 8 semaines, qui n’est pas impossible, on arrive à des chutes dans la production qui ne sont comparables qu’aux prélèvements imposés par l’Allemagne durant la période de l’occupation.
Tableau 4
Pertes en valeur ajoutée (milliards d’euros courants)
Semaines de confinement
1
2
3
4
5
6
7
8
Confinement H1
-24,105
-48,211
-72,316
-96,422
-120,528
-144,63
-168,739
-192,844
Confinement H2
-19,217
-38,434
-57,651
-76,87
-96,086
-115,30
-134,520
-153,737
Valeur ajoutée 2019
2137,2
2137,2
2137,2
2137,2
2137,2
2137,2
2137,2
2137,2
1
2
3
4
5
6
7
8
Confinement H1
-1,1%
-2,3%
-3,4%
-4,5%
-5,6%
-6,8%
-7,9%
-9,0%
Confinement H2
-0,9%
-1,8%
-2,7%
-3,6%
-4,5%
-5,4%
-6,3%
-7,2%
(Source CEMI-Fondation Robert de Sorbon)
On dira que ces chiffres restent inférieurs à ceux de la crise de 1929. C’est vrai. Le PIB des Etats-Unis avait baissé de plus de 20%, celui de l’Allemagne de plus de 30%. Mais, cette forte baisse avait eu lieu sur plusieurs années, de la fin 1929 au début de 1932.
Ce qui est exceptionnel, dans la crise actuelle, est que cette chute pourrait être concentrée sur quelques semaines. On revient, alors, au syndrome « Blanche Neige » évoqué en introduction. On a effectivement le sentiment que l’économie entre dans une phase d’endormissement. Plus longtemps cette phase durera, et cette durée ne peut être déterminée économiquement mais uniquement d’un point de vue sanitaire, plus difficile risque d’être le réveil.
3. La crise budgétaire
A la crise économique, viendra nécessairement s’ajouter une crise budgétaire. Crise par contraction des ressources : avec la baisse de la production et de l’activité, les recettes fiscales de l’Etat vont baisser. Mais aussi, crise par augmentation des dépenses, pour lutter contre les effets de cette crise.
Il faut en effet comprendre les effets de la crise sanitaire sur les entreprises. Elles ne vont plus avoir de rentrées d’argent. Par contre, leurs emprunts, eux, courent toujours. Il y a donc tout d’abord un problème de liquidité immédiat. Or, cette liquidité peut provoquer un faillit de l’entreprise. Puis, au-delà de ce problème de liquidité, il va y avoir un problème de solvabilité. Les entreprises n’ont plus de revenu, mais elles doivent toujours payer leurs employés, les frais fixes. Si cela dure, la survie de nombreuses entreprises sera affectée. Ainsi, on annonce une possibilité de 12% de faillite pour les PM italiennes. Ces effets touchent aussi, naturellement, les travailleurs. Pour les salariés, la question du chômage technique ou partie va se poser. On sait que déjà, au mardi 17 mars, en France plus de 2 millions de salariés étaient concernés par des mesures de chômage technique ou de chômage partiel. Pour les travailleurs indépendants, cela risque d’être encore plus dramatique.
Une partie des mesures déjà annoncées, les mesures fiscales en particulier, visent à diminuer les coûts instantanés pour les entreprises. C’est le cas pour les reports d’impôts. D’autres visent a garantir les revenus des travailleurs. Ces mesures sont bonnes. Elles traitent la crise de liquidité. Mais, elles ne suffiront pas. Il faudra aller plus loin. Ces mesures couteront cher. Déjà, le gouvernement annonce une dépense supplémentaire de 45 milliards (environ 2% du PIB).
On peut calculer le choc sur les recettes que cette crise va engendrer.
Tableau 5
Manque à gagner fiscal (milliards d’euros)
Semaines de confinement
TVA et impôts sur les produits à l’exclusion de la TVA sur les importations
1
2
3
4
5
6
7
8
H1 (41,3%)
-3,74
-6,03
-9,04
-12,05
-15,07
-18,08
-21,09
-24,11
H2 (53,2%)
-2,98
-4,80
-7,21
-9,61
-12,01
-14,41
-16,82
-19,22
Impôts sur les salaires et la main d’œuvre (1,7%)
1
2
3
4
5
6
7
8
H1 (41,3%)
-0,41
-0,82
-1,23
-1,64
-2,05
-2,46
-2,87
-3,28
H2 (53,2%)
-0,33
-0,65
-0,98
-1,31
-1,63
-1,96
-2,29
-2,61
Impôts divers sur la production (3,5%)
1
2
3
4
5
6
7
8
H1 (41,3%)
-0,84
-1,69
-2,53
-3,37
-4,22
-5,06
-5,91
-6,75
H2 (53,2%)
-0,67
-0,17
-0,25
-0,34
-0,42
-0,50
-0,59
-0,67
TOTAL pertes (hors impôts sur le revenu)
1
2
3
4
5
6
7
8
H1 (41,3%)
-4,99
-8,53
-12,80
-17,07
-21,33
-25,60
-29,87
-34,13
H2 (53,2%)
-3,98
-5,63
-8,44
-11,25
-14,06
-16,88
-19,69
-22,50
(Source CEMI-Fondation Robert de Sorbon)
Suivant les hypothèses, le « manque à gagner » fiscal pour l’Etat irait, dans l’hypothèse d’un confinement de 6 semaines de 17 à 26 milliards d’euros, et dans le cas d’un confinement de 8 semaines de 22,5 à 34,1 milliards. Si l’on y ajoute les 45 milliards de dépense prévus actuellement on va donc à un écart budgétaire qui serait de 62 milliards (2,7% du PIB) à environ 80 milliards (3,5%). Le budget ayant été calculé, avant la crise, pour un déficit de 2,2%, le déficit réel se monterait alors entre 4,9% et 5,7%.
On resterait en dessous des 7,2% de déficit de 2009. Mais, ces estimations sont certainement trop optimistes. Les dépenses que l’Etat devra engager, pour éviter que des entreprises stratégiques ne fassent faillites ou simplement pour garantir les dettes d’entreprises en difficultés, alourdiront l’estimation initiale de dépense entre 15 et 30 milliards. On pourrait, en ce cas, et pour un confinement de 8 semaines, atteindre une somme de 110 milliards pour les effets immédiats de la crises et les 7,3% de déficit (en tenant compte du déficit initialement prévu et de la contraction du PIB).
L’importance de ce déficit, son caractère « obligé », inviterait alors à reconsidérer les règles de refinancement pour les Etats de la zone Euro. La commission européenne vient de lever les restrictions aux dépenses publiques et les limites au déficit. Cela ne suffira pas. Il faudra, nécessairement, en venir au refinancement direct par la Banque centrale. Si les règles de la BCE étaient modifiées en ce sens, cela poserait un véritable problème aux pays comme l’Allemagne, les Pays-Bas, la Finlande, qui se sont toujours fait les gardiens de l’orthodoxie monétaire. Cela pourrait signifier la mort de l’Euro sous la forme où nous le connaissons actuellement.
Alors que le nombre de cas hospitalisés dans des services de réanimations et le nombre de morts augmentent tous les jours, il n’est plus en notre pouvoir d’éviter à l’économie d’entrer en léthargie, d’éviter « l’effet Blanche-Neige ». Les efforts du gouvernement (et la prime de 1000 euros promise par Bruno Le Maire) n’auront qu’une très faible efficacité. Par contre, il est essentiel que les fonctions vitales de l’économie ne soient pas affectées par cette période de léthargie. Et, comme il n’y a pas de Prince Charmant dans la vie réelle, il est essentiel que l’Etat ait les moyens de financement pour mettre en œuvre les politiques nécessaires pour assurer à l’économie le réveil le plus prompt et le plus souple possible.